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Manu Dibango et le Cameroun : Amour, Glamour et Désamour

29 Mar

Manu Dibango et le Cameroun : Amour, Glamour et Désamour

Manu Dibango a eu des rapports en crise avec le Cameroun depuis les indépendances. Une crise peut être visible (crises politiques) ou insidieuse (crise de civilisation). Ce précurseur de la world music et instrumentiste polyvalent est un génie consacré aux quatre coins du monde, avant une timide reconnaissance du pays natal dont le cahier était pourtant bien chargé de ses fruits. Il est reconnu de notoriété, dans le registre varié et éclectique, comme le musicien africain le plus constant et le plus productif de ces cinquante dernières années. Au Cameroun, bien malgré lui souvent, il a fait la une des gazettes à maintes reprises. A la Cameroon Music Corporation (CMC) où il fut PCA, il éprouva un mal fou à faire passer ses partitions, en tant que chef d’un orchestre spécial : la société des droits d’auteur. Crâne rasé, gros rire unique, lunettes noires, son physique montre un éléphant dans l’art musical. Lecture crisologique de l’itinéraire singulier d’un globe trotter de l’acoustique.

L’illusion identitaire ou les identités impossibles du «Mouna Moussima», l’enfant qui a de la chance

Dans la démarche crisologique, l’analyste part toujours de l’idée de perturbation. C’est le surgissement de la perturbation, la dégradation des solidarités, la peur et l’enfantement qui peuvent engendrer une crise, elle-même génératrice d’illusions. Né le 12 décembre 1933 au «Quartier» noir de Douala au Cameroun sous protectorat français, Emmanuel N’djocké Dibango, dit Manu Dibango, est fils unique d’un père yabassi et d’une mère douala. Ce couple de protestants installé au «Camp Yabassi» est composé respectivement d’un fonctionnaire et d’une couturière. «Je suis un homme divisé. Né de deux ethnies antagonistes dans ce Cameroun où la coutume est dictée par l’origine du père, je n’ai jamais pu m’identifier totalement à aucun de mes deux parents. Je suis donc allé à la rencontre des autres pour me frayer une voie. Il était plus facile ainsi de colmater la faille, moi qui n’étais ni étranger, ni tout à fait intégré à l’univers dont j’étais issu.» 

Très tôt, il est exposé à la musique venue des Etats-Unis, de Cuba et de France. Son père Michel Manfred N’djocké Dibango lui donne une éducation rigide ; sa mère, protestante pieuse, l’amène au chant choral au Temple. Il a d’abord appris la langue duala à l’école primaire, fréquenté le temple de l’Eglise protestante Luthérienne où la chorale l’amena à la musique. L’arrivée de la marine française à Douala avec la musique occidentale chantant les louanges de la vie paradisiaque de Paris fit naître la fascination pour la France. Il passe le rite traditionnel de circoncision à l’âge de six ans, poursuit avec d’autres cérémonies traditionnelles où on lui fait prendre conscience de son élection : il est le «Mouna Moussima», l’enfant qui a de la chance. Titulaire d’un certificat d’étude primaire, il quitte Douala à l’âge de 15 ans pour se rendre à Saint-Calais, en France, sur la décision de ses géniteurs. Il y va avec le serment qu’il ne respectera jamais : ne pas revenir au Cameroun avec une épouse étrangère.

A Saint-Calais, la population n’avait jamais vu un Noir avant son arrivée. Son père souhaitait l’y voir parfaire son éducation, sans pour autant faire de lui un musicien. Le Cameroun, fier de son statut spécial, ouvre une colonie à Saint-Germain-en –Laye (78), pour que ses enfants ne se mélangent pas avec les autres Africains. Dans ce centre de vacances réservé aux ressortissants africains, Manu Dibango rencontre Francis Bebey qui lui communique sa passion et l’initie au jazz et au blues, lui apprend quelques accords de banjo. L’auteur de l’essai Musiques d’Afrique et du roman Le fils d’Agatha Moudio lui révèle l’univers de Duke Ellington, mais Manu Dibango sera fan de Sydney Betchet et Louis Amstrong. Francis Bebey et lui monteront un groupe, produiront quelques disques ensemble plus tard, en 1972. Manu Dibango découvre le saxophone grâce à Francis Kingué, un Camerounais étudiant à Bagnères-de-Bigorre en France qui joue en solo dans le grand orchestre du casino.

En 1952, lors de son séjour à Grainville, il emprunte le saxo argenté de son ami Moyébé Ndedi, alias «Pépé Fa Dièze» et ne s’en sépare plus. Ce sera désormais le saxophone, la trompe de cet éléphant de la scène musicale. En 1956, Manu Dibango découvre une France paradisiaque, où sont absentes les tensions raciales : les Africains y sont pour étudier, pas pour la main d’œuvre immigrée. «J’étais un pont brisé entre deux mondes. Une part de mon être figée sur la rive orientale, tandis que l’autre vagabondait en Occident.» 

La rupture d’équilibre au premier échec scolaire, en relation amoureuse et en musique

Au 1er degré d’analyse, la crise enfante l’incertitude. En temps de crise, on progresse dans l’accroissement des désordres et des incertitudes. dont on ne sait pas ce qui en sortira. Les parents de Manu Dibango ne voulaient pas qu’il fasse de la musique son métier ; ils le voulaient professeur, ingénieur ou architecte. Lorsque «l’éléphant de la scène musicale» échoue la seconde partie du baccalauréat de philosophie en fin d’année 1956, ses parents l’apprennent par un musicien en voyage au Cameroun, qui enfonce le couteau dans la plaie : «votre fils est un bon musicien !» Ce qui aurait pu être un compliment se transforme en affront. Le père rétorque dans une lettre : «Tu es le déshonneur, ce n’est plus possible». Stop à la pension ! Les vivres sont coupés.

Manu Dibango fera la rencontre de Coco, une peintre et mannequin qui deviendra son épouse en 1957. Il avait pourtant juré à ses parents qu’il n’épousera pas une blanche. Les colons aussi supportent mal le couple mixte à Namur. Son premier disque enregistré avec son copain cubain Pepito se révèle un bide, dans l’ensemble. «African Soul» est une mixture de jazz, de typique et de rumba. Manu Dibango y chante en espagnol, en français américanisé. Il y chante un blues «Ecoute, mon chéri» qui lui crée des problèmes au Cameroun. Les jésuites de Douala le dénoncent comme pornographe par voie de presse.

 Complémentarité/ concurrence à la rencontre des virtuoses de l’acoustique

Attraction, fascination, affinités et possibilités de liaison, participent d’un processus qui, contradictoirement, s’opposent souvent à la force d’exclusion, de répulsion, de dissociation, voire de confusion. On a à envisager dans la démarche crisologique, le développement de feedback positifs, la transformation des complémentarités en concurrences et en antagonismes. En 1960, Manu Dibango a 27 ans. Séduit par les rythmes tels la rumba congolaise, la musique cubaine et les Negro-spirituals, Manu Dibango, tout comme Nelle Eyoum, Richard Epée Mbende, a dû se déplacer au Congo dès les années 1950 pour s’abreuver à la source de cet héritage. Bien que jouant du saxophone, de l’orgue et du piano, il n’était pas facile en 1960 de jouer avec autant de musiciens et s’affirmer dans sa propre musique, venant Cameroun. Tout comme Francis Bebey, Manu Dibango a rétorqué au reproche qu’on leur fait de ne pas demeurer dans une musique authentiquement africaine : «La plupart des Occidentaux veulent que l’Afrique reste un musée. Je crois qu’ils veulent nous faire jouer du tam-tam. C’est l’Afrique des serpents et des singes. Mais ils ne pensent pas que nous puissions jouer avec des instruments électroniques. Je crois que le plus important que les gens aient à comprendre, c’est que l’électricité existe en Afrique».

Lorsque le musicien congolais Joseph Kabasele, alias «Grand Kallé» propose de l’amener dans ses tournées en Afrique après leur rencontre dans la boîte «Les Anges Noirs» à Bruxelles. Manu Dibango formule le vœu de retourner au Cameroun pour créer un conservatoire. Il économise comme une fourmi, tout en chantant comme une cigale. Les tournées de Kabasele durèrent deux ans et se révélèrent riches pour Manu Dibango : «Je ne connaissais pas l’Afrique. J’ai appris à jouer la musique africaine avec les Africains en Afrique, ce qui est différent de faire la musique africaine avec des souvenirs».  L’«Afro-Négro», la boîte de nuit à succès de Kabasele à Léopoldville passe sous la gérance du couple Dibango. A la fin du contrat, Manu Dibango décide d’ouvrir son propre établissement, «Le Tam-Tam» qu’il anime avec ses propres compositions et son orchestre. En 1962, il lance la mode du Twist avec le titre «Twist à Léo». Le succès de cette initiative le pousse à inviter ses parents à Brazzaville en avril 1962 pour leur présenter son épouse en terrain neutre. Lors de la rencontre avec les parents, le couple Dibango est invité au Cameroun.

Blocages/déblocages : Manu face aux facteurs crisogènes du système camerounais

Au 2nd degré d’analyse, la crise renvoie au dérèglement du dispositif de régulation dont le fonctionnement cybernétique est devenu anormal et peut conduire à la désintégration du système.

Blocages/ déblocages sont les paradoxes de l’animal crisique qu’est l’homme dans le cas d’espèce. Constituant le tissu de contradictions qu’est la crise, cet antagonisme désintégrateur suscite une volonté de réorganisation de sa vie à un niveau néguentropique. On observe ici l’accroissement et la manifestation de caractères polémiques. En effet, le 06 janvier 1963, Coco et Manu Dibango atterrissent à Douala. Ils y délocalisent «Tam-Tam» qui devient rapidement le lieu de rendez-vous des ministres, des fonctionnaires et expatriés. Cette boîte fermera pourtant six mois plus tard, ayant accumulé galères et soucis. En effet, les multiples incursions de la police ternissent sa réputation, tandis que les taxes faramineuses de la municipalité découragent. Les Camerounais qu’on avait engagés demandaient de gros cachets, prenant prétexte de consignes syndicales pour causer de pires problèmes. Les dettes criblent «Le Tam-Tam». Manu et Coco font l’objet de haine et de jalousie sans borne. Un serpent s’invite même sous son oreiller. Coco ira de déception en déception dans l’idée qu’elle s’était faite de la ville de Douala et du Cameroun tout entier. Les évolutions dont parlait son beau-père n’étaient qu’un leurre. Cependant, la persévérance suffit. Manu Dibango songe aussi à créer un institut des arts, mais l’atmosphère de haine alentour ne facilite rien de tel. Il fonce à Yaoundé où il prend la gestion du «Black and White», à la suite de la fermeture de son établissement. Le capital s’amenuise en 06 mois : routes et banqueroute ! Coco n’arrive pas à avoir un billet d’avion pour se rendre en Belgique aux obsèques de son père qui vient de décéder. Il faut retourner en Europe pour rebondir de nouveau.

Déblocages/ reblocages ou la dialectique crisique vécue chez soi

La multiplication des « double-bind » choc/invention caractérise l’opération de crisification aboutie, qui met la notion de crise en crise.  Le Cameroun constitue –t-il de ce point de vue une nation crisique ? Cette question complexe déclenche d’emblée des activités de recherches de solutions. On peut aller de solutions mythiques et imaginaires, la dialectisation de toutes ces composantes. Quelques cachets royaux gagnés en Europe permettent à Manu Dibango de rentrer au Cameroun où le travail reprend, avec la composition de «Nasenguina» sa seule création typiquement Makossa pur. En juin, les conditions sont réunies pour quitter le Cameroun en catimini. Epuisé par cette aventure africaine tumultueuse, le couple Dibango retourne en France en 1965. Il mène le combat contre la misère du musicien à Paris où les cachets sont plus réguliers. L’album «Afric sans fric» est aimé du pasteur du Temple de Douala. Les tournées reprennent avec cet album de fin 1969. «Soma Loba» est l’album qui ouvre les portes du Cameroun à Manu Dibango dans les années 1970. Francis Bebey qui a épousé une de ses cousines y a composé «Idiba». Vibraphone et percussion légère font aimer cette louange à Dieu et un hymne à la persévérance qu’est cet album. La jeunesse camerounaise l’aime, la presse se déchaîne, un vif débat survient ; on confond «interprétation» et «vol».

Le Cameroun, pour se doter d’un ensemble national sollicite Manu Dibango pour faire partie du jury du casting gouvernemental pour auditionner les différents candidats. La sélection est rendue difficultueuse par une musique d’examen inconnue des candidats : «Laura» une mélodie américaine. A la fin des résultats, les autorités s’emparent du classement du jury et désignent leurs propres candidats, avant d’aller à la radio se targuer du sérieux de la compétition. De moine, Manu Dibango devient défroqué en succombant aux charmes du pays. Il a désormais la hantise d’agir pour et au pays en 1970.

En 1972, le Cameroun organise la coupe d’Afrique des nations de football. Manu Dibango sollicite le financement du ministère des sports pour la composition de l’hymne de ce rendez-vous de l’histoire du football camerounais. Il reçoit un millions de francs pour son 45 tours, avec la recommandation de faire preuve de patriotisme face à cette modique somme d’argent. Le père de Manu est interloqué par la nouvelle et ironise : le président a donné un million à son fils pour aller faire du bruit ! L’hymne «Flottez, drapeaux sur Yaoundé» composé avec Eno Belinga manque un titre pour la face B du disque. Manu Dibango compose «Soul Makossa». C’est ce dernier titre considéré comme bégaiement du mot « makossa » par les puristes du genre qui fera sa gloire et sa fortune, tandis que l’hymne tombe rapidement aux oubliettes suite au fiasco des Lions Indomptables (l’équipe nationale de football du Cameroun) dans cette CAN 1972 à Yaoundé, éliminé en demi-finale par le Congo. «Soul Makossa» qui se vend à des millions d’exemplaires aux Etats-Unis est un pied de nez à ceux qui arguent qu’un Africain de Douala ne peut pas faire un tube international. L’hymne de la face A de l’album ? Personne ne s’en souvient ! L’album de la CAN 1972 mis en miettes au Cameroun est apprécié en France. La tournée de Manu Dibango aux Etats-Unis par la suite est fulgurante. Un producteur propose à Manu Dibango de prendre un pseudonyme américain pour faire passer plus rapidement ses disques, parce que l’Afrique est un imaginaire difficile à vendre par un Français. La réponse de Manu est cinglante et sans appel : «A aucun prix, je ne veux abandonner mon nom de famille. Dibango je suis, Dibango je resterai !»

Echecs/réussites d’une légende de la musique

L’évolution des systèmes humains et sociaux sont souvent sujets à déviance ou dislocation provoqués par la crise ; il y a alors échec, défaite ou absence de solution, interpellant de ce fait une nouvelle organisation, voire une innovation grâce à l’imagination créatrice. L’après consiste alors au passage une action porteuse de transformations, de changement, qui minimisent les risques du retour au statu quo et négocie un saut évolutif, un progrès.

C’est justement Manu Dibango qui ouvre la voie à la forme moderne du Makossa en 1972, avec «Soul Makossa», un succès planétaire. Cette influence pionnière va inspirer plusieurs autres artistes camerounais à intégrer de nouveaux rythmes dans le Makossa. On aura ainsi le Funky Makossa, le Disco Makossa, la Salsa Makossa, le Soukous Makossa, le Jazz Makossa, le Reggae Makossa, etc. Eboa Lotin, Francis Bebey, Ekambi Brillant, Charles Lembe, Jean Dikoto Mandengue… vont lui emboîter le pas dans cette voie tracée. La rencontre de Manu Dibango avec André Marie Tala sera déterminante pour la carrière de ce dernier. Il l’a introduit aux maisons de disques françaises en octobre 1972. L’impact du succès de «Soul Makossa» va amener plusieurs musiciens à développer leur propre style de Makossa. C’est le cas avec Toto Guillaume, Dina Bell, André Marie Tala, San Fan Thomas, Moni Bilé.

Manu Dibango prend part au premier festival de la chanson camerounaise de Yaoundé 1973. De passage à Yaoundé, Douala et Garoua, Manu Dibango savoure le prestige de sa renommée américaine en compagnie de Coco. Il est désormais convié à plusieurs festivités au Cameroun. La France prend conscience qu’elle abrite un génie de la musique en fin 1973. Le concert à l’Olympia est un triomphe. Toutefois, c’est aux Etats-Unis que Manu multiplie des tournées et rencontre les stars telles Duke Ellington, Frank West, Brecket Brothers. Il arrange «Ngosso» de Georges Mouangue «Anderson» qui rend célèbre un album aux forts accents incantatoires. Le grand succès de «Soul Makossa» aux Etats-Unis et en Afrique cette année-là, du fait d’un savant mélange disco-soul, attira la convoitise des pirates. De 1973 à 1977, il se vendit deux millions d’exemplaires de cet album dans le monde, mais avec une douzaine de copies que sortirent les maisons de disques pirates. «Soir au village» est applaudi dans sa deuxième version et gagne toute l’Afrique jusqu’aux Antilles.

En 1974, Manu Dibango est deux fois nominé à la cérémonie des Oscars à Hollywood : une nomination pour meilleur album de l’année 1973 et une autre comme meilleur instrumentiste. En 1975, il enregistre «Africadelic» et dépose ses valises à Abidjan en Côte d’Ivoire où il a été nommé directeur du nouvel orchestre de la Radio et Télévision ivoirienne. Il y reste quatre ans et enregistre «Manu 76» et «Big Blow». Son père décède à Douala le 13 janvier 1976, suivi de sa mère le 13 août 1976.

Manu Dibango partage alors son temps entre Abidjan, Paris et le Cameroun. Il est accompagné par l’orchestre de la Radio Télévision ivoirienne et par l’orchestre de la police de Yaoundé. Il a eu à reprendre «Amie» d’Ebanda Manfred, une des chansons les plus reprises de l’histoire musicale africaine. Il a également repris «Elongui» d’Ekambi Brillant, comme l’a aussi fait Demis Roussos. Mais ce sont ses pas que suit Dina Bell en 1977.

Manu Dibango remporte son premier disque d’or en France et se rend au Cameroun pour remettre ce trophée au président de la République, Amadou Ahidjo. Le président reproche à la star de préférer le label «africain» à celui de «camerounais» dans ses interviews à la presse. «Aucun de vos ministères ne dispose d’un budget qui pourrait payer la publicité faite pour mon pays aux Etats-Unis», rétorque Manu Dibango à un homme qui s’emmure dans de longs silences dans ce tête-à-tête. Il tente quelques propositions sans réponse et sort de l’entretien blessé, car il constate que l’artiste n’a pas encore droit de cité au Cameroun. Pire encore, la présentation de son disque d’or au président de la République est perçue de ses fans comme une compromission politique. Manu Dibango y voit plutôt le symbole de son attachement à ses racines.

Manu Dibango concrétise un projet qui lui est cher : «un mensuel de musique qui ferait la place belle à l’Afrique, au jazz et aux variétés». Le magazine «Afro-Music» pratiquera le mélange et se révèle avant-gardiste. Mais son promoteur a la passion des journaux et court les kiosques. «Afro-Music» est «le ciment entre le vaste gisement musical de l’Afrique et tous les courants de la scène mondiale». Le numéro 1 sortira en janvier 1977, le dernier en octobre 1978. Caisse vide, exit «Afro-Music» ! La création de la revue musicale  dont Manu Dibango est lui-même le directeur de publication, ne put tenir que trois ans. Cette revue offrit un regard inédit sur la musique en Afrique et à Paris de 1976 à 1978.

Délaissé à Abidjan, Manu Dibango pense qu’au Cameroun, Yaoundé lui ouvrira ses bras. Il multiplie des descentes à partir de Paris. Il trouve plutôt un job à Douala, un club international à animer dans l’hôtel d’un ami. Coco refuse de l’y suivre. Elle voit le retour au Cameroun de son époux globe-trotter comme une chimère. Ce dernier anime le club, mais ferme ce gouffre à sous qui a néanmoins pu produire Jean-Claude Naimro, pianiste du groupe antillais Kassav.

A Yaoundé, son fils Michel vient d’avoir 6 ans. Manu chante pour la publicité d’une marque de la firme Toyota, contre le gré des firmes automobiles françaises. Il reçoit un véhicule qu’il ne conduira jamais parce que broyé dans un accident lors de sa réception.

«Mon cœur est déchiré entre la France où vivent mon épouse et Georgia (sa nièce) et le Cameroun où demeurent Michel mon fils et Mara, ma fille», affirme Manu Dibango dans un pays natal où se mélangent réel, spirituel et sorcellerie autour lui. Tout ce qui lui réussit est attaqué d’une manière ou d’une autre. Il s’enfuit presque du Cameroun, mais garde ses liens sentimentaux. L’étoffe d’un homme d’affaires ne lui convient pas beaucoup ici : «Les gens m’aiment au Cameroun tant que je n’y suis pas. Tout le monde s’en fout, enferré dans ses magouilles». Le grand Manu se considère Tintin qui s’exile dans l’indifférence générale. Le Cameroun n’a pourtant cessé de l’inviter, comprenant qu’un Africain peut s’en sortir sans compromission.

En 1982, Manu lance «Les Fleurs Musicales du Cameroun», un coffret de 3 disques produits par le ministère de la culture du Cameroun. Ce projet regroupe les figures de proue de la musique camerounaise de cette période-là. Cette anthologie musicale vise à capitaliser la musique camerounaise autour du musicien camerounais le plus connu dans le monde. En tant que grande figure du Bikutsi et de l’Ekomot, Mama Ohandja dit «Rossignol», par exemple, y prend part. Egalement, Manu sort l’album «Waka Juju» avec des titres phares tels «Douala Sérénade» et «Ma Marie» dédié à son épouse Coco, «Soft and sweet».

Pour mieux s’implanter dans l’espace anglophone et pour saisir au vol la mode, Manu Dibango fait des enregistrements de reggae. Les meilleurs musiciens jamaïcains qu’il choisit lui permettent de sortir «Gone Clear», un 33 tours. A partir de 1984 où il sortit «Abele Dance», un max 45 tours produit par Martin Messonier qui atteignit les sommets des hits parades européens, sa musique alliera désormais soul, funk, disco et rap, pour générer un style «Afro-électro-funk». Ce style se personnalise de plus en plus avec cette voix à la fois douce et grave. Il est confronté à la notion de «sampling» qui complexifie la question du droit d’auteur. Il attaque en procès Michael Jackson et Rihanna qui ont plagié «Soul Makossa», ce qui aboutit à un arrangement financier à l’amiable (respectivement en 1984 et 2007).

La dégradation des économies nationales de la plupart des pays d’Afrique plombe l’envol continental des musiciens africains. Les coupures drastiques dans les dépenses culturelles sont observées ça et là ; les royalties sont rarement versées, bien que la plupart des pays africains aient signé l’accord de copyright international. Ceci entraîne une évolution musicale toujours plus déterminée par l’extérieur. Lorsqu’éclate la famine en Ethiopie, Manu Dibango initie en fin 1984 le projet maxi 45 tours «Tam-tam pour l’Ethiopie» réunissant un collectif de musiciens et chanteurs africains. A la sortie du disque en 1985, il se rend à Addis-Abeba, en compagnie du musicien malien Mory Kanté, pour remettre la totalité de la somme récoltée dans cet album.

Le 14 mars 1986, le ministre français de la culture, Jack Lang lui décerne la médaille des Arts et des Lettres pour l’ensemble de sa carrière. Il accueille les «Têtes brûlées» le 12 juillet 1988 au Festival des Francofolies de la Rochelle dans un grand concert baptisé «La fête à Manu». Durant cette année 1988, il est fait Chevalier de l’Ordre et de la valeur au Cameroun. En 1995, il perd son épouse. Ce sera une épreuve douloureuse dans sa vie.

En 1998, son album «Manu Safari» bénéficie de la collaboration de Bébé Manga qui interprète avec lui «Soir au village». Charlotte Mbango chante également à ses côtés pour «grandir». Notons au passage que Tokoto Ashanti (Bunya Tokoto Emmanuel) un virtuose de la guitare et de la danse décédé le 06 juin 2013 en Suisse, l’accompagnera également.

Manu Dibango est consacré Camerounais du siècle au début de l’année 2000 en compagnie du footballeur Roger Milla. Le 14 mars, il fait un retour à Douala, où il n’avait pas joué depuis 27 ans. Il se produit à l’invitation des rencontres internationales des musiques du Sud (RIMS) accompagné des membres du groupe Macase que produit son fils Michel. Manu Dibango est le premier artiste camerounais fait chevalier de la Légion d’honneur par le gouvernement français. Il est suivi d’Anne Marie Ndzié en 2001.

Grâce à son cabaret «Soir au village» créé à Yaoundé, Manu Dibango propulse quelques musiciens nationaux au devant de la scène dont Koko Ateba qui devient professionnelle en y jouant tous les soirs. Il l’intègrera aussi dans le projet «Kamer Feeling».

En 2003, la Cameroon Music Corporation (CMC) est créée et Manu Dibango est nommé Président du Conseil d’Administration de cette nouvelle société de droits d’auteur. Il entame un vaste chantier des réformes avec d’autres organismes de droits d’auteur étrangers. En mai 2004, il est nommé Artiste de l’UNESCO pour la paix par le directeur général de l’organisation, Koïchiro Matsuura «en reconnaissance de sa contribution exceptionnelle au développement des arts, de la paix et du dialogue des cultures dans le monde.»

Seulement, sa gestion de la CMC est vite critiquée par ses pairs. Manu Dibango démissionne en fin janvier 2005.

En juillet 2007 paraît «Africa Vision : le cinéma de Manu Dibango», une compilation des musiques de bandes originales de films qu’il a composées entre 1976 et 2004.

La publicité de la marque de vin « Johny Walker » des années 2010 finit par vulgariser chez les Camerounais l’expérience longue, tumultueuse, allant de crises en crises, mais toujours victorieuse de Manu Dibango. Il n’est pas en mesure d’évaluer lui-même sa discographie, encore moins ses lauriers. A Saint-Calais où il dispose d’un centre culturel, cherchez-y son village où il est notable, la place où son nom résonne plus fort qu’à Douala ou à Yabassi, ses racines. Il y repose…en paix ! Une véritable leçon de crisologie !

Alain Cyr Pangop, crisologue

Professeur Titulaire, Université de Dschang, Cameroun

pangopalain@yahoo.fr

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